Par Dr. Soner Cagaptay,
Directeur du Programme de recherche sur la Turquie au
Washington Institute for Near East Policy, Washington D.C.
Traduit par Jean Leclercq, et publié avec la permission de l’auteur.
Les armées françaises et ottomanes à la bataille d’Aboukir (1799) « Victoires et Conquêtes des Armées Françaises », vers 1860
Alors que Tunisiens et Égyptiens votent pour remplacer les despotes délogés, et que le régime syrien est sur le point de tomber, deux vieilles puissances impériales se disputent l'exercice d'une influence politique sur les pays arabes en crise. Et ce n'est ni l'Amérique, ni la Russie. Après des années de rivalité sur fond de guerre froide au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, ce sont maintenant la France et la Turquie qui se disputent de juteux liens commerciaux et la possibilité de modeler une nouvelle génération d'élites dans des pays qu'ils ont naguère dominés.
Cette rivalité n'est pas nouvelle. Dès que Napoléon eût envahi l'Égypte en 1798, la France et la Turquie se sont disputées l'hégémonie en Orient. L'ascension de la France en tant que puissance méditerranéenne a eu pour corollaire le déclin de la Turquie dans la même région. À mesure que l'Empire ottoman se désagrégeait, la France s'emparait de l'Algérie, de la Tunisie et, pendant un certain temps, de l'Égypte. Les Français arrachèrent même un dernier lambeau de l'empire moribond en obtenant, après la première guerre mondiale, le mandat sur la Syrie et le Liban.
Cette rivalité a subsisté au XXe siècle, lorsque la Turquie est devenue une nation repliée sur elle-même. À l'époque de la décolonisation, la France perdit la maîtrise politique de pays s'étendant du Maroc à l'ouest jusqu'à la Syrie, à l'est. Mais, Paris conserva une influence économique et politique dans la région, en soutenant de grandes entreprises françaises qui tissèrent des liens juteux avec les dirigeants de la région. La Turquie elle-même en vint un moment à considérer la France comme un modèle. En effet, lorsque Mustafa Kemal Ataturk fonda la Turquie moderne en 1923, il se fit le chantre du modèle français de stricte laïcité, laquelle exclut la religion de l'État, de la politique et de l'éducation.
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Si la France a dominé une grande partie de la région au cours des deux derniers siècles, les choses sont en train de changer. Et si la Turquie joue bien ses cartes, elle pourrait égaler la France en influence ou même devenir la puissance dominante dans la région.
Au cours de la dernière décennie, la Turquie a connu une croissance économique record. Ce n'est plus un pays pauvre cherchant par tous les moyens à entrer dans l'Union européenne. Elle possède une économie de 1,1 billion de dollars, une puissante armée, et elle aspire à modeler la région à son image. Alors que la tourmente politique paralyse l'Afrique du Nord, la Syrie et l'Irak, et que la crise économique dévaste une grande partie de l'Europe méditerranéenne, la Turquie et la France ont été dans une large mesure épargnées. Leur rivalité grandissante est une des raisons pour lesquelles la France s'est opposée à la demande d'admission de la Turquie dans l'Union européenne.
Cela s'ajoutant aux efforts de la France pour créer une Union Europe-Méditerranée, que Nicolas Sarkozy conçut en 2008 comme un moyen de placer la France à la tête du monde méditerranéen, une conviction s'est imposée aux Turcs: Paris n'admettra jamais la Turquie dans l'Union européenne ou ne la laissera jouer un rôle important dans une région méditerranéenne menée par la France.
La nouvelle politique étrangère militante de la Turquie s'est donc écartée de l'Europe. Le Parti de la justice et du développement (connu sous le sigle A.K.P.), actuellement au pouvoir, tisse désormais des liens avec les pays anciennement ottomans, plus ou moins oubliés pendant une bonne partie du XXe siècle. Des 33 nouvelles missions diplomatiques turques ouvertes au cours de la dernière décennie, 18 l'ont été dans des pays africains et musulmans.
De ce fait, de nouveaux liens politiques et commerciaux ont été établis, souvent au détriment de ceux qui existaient avec l'Europe. En 1999, l'Union européenne représentait plus de 56% du commerce extérieur turc; en 2011, seulement 41%. Au cours de la même période, la part des pays islamiques dans le commerce turc est passée de 12 à 20%.
Dans les affaires, ces nouveaux circuits commerciaux ont conduit à l'apparition d'une élite socialement plus conservatrice, implantée en Turquie centrale, qui tire sa force du commerce extra-européen et utilise sa nouvelle richesse à promouvoir une redéfinition de la conception turque traditionnelle de la laïcité. Depuis 2002, le modèle kémalien, d'inspiration française, s'est effondré. L'A.K.P. et ses alliés lui ont substitué une forme plus douce de laïcité qui autorise davantage d'expression religieuse dans le gouvernement, la politique et l'éducation. Cela a rendu le modèle turc plus attirant pour les pays arabes qui, pour la plupart, considèrent la laïcité à la française comme un anathème.
Si les deux pays ont naguère choyé les dictateurs – en 2007, M. Sarkozy a autorisé le colonel Mu'ammar al-Kadhafi à occuper le centre de Paris et à planter sa tente près du Palais de l'Élysée et, en 2010, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a accepté le Prix international Kadhafi – la Turquie a très tôt soutenu les révoltes arabes, récoltant ainsi des sympathies dans toute la région.
Avant d'appuyer les rebelles libyens l'année dernière, la France avait misé sur la pérennité des dictatures et n'avait jamais frayé avec les forces démocratiques d'opposition. La Turquie l'a fait, peut-être sans s'en apercevoir, en étendant son pouvoir « doux » dans les pays arabes, en bâtissant des réseaux commerciaux et en fondant des hautes écoles dernier cri, dirigées par le mouvement Gulen, d'inspiration Sufi, pour former les futures élites arabes. Maintenant, le Printemps arabe fournit à la Turquie une occasion sans précédent d'étendre davantage encore son influence dans les sociétés arabes nouvellement libérées.
À mesure que s'effilochent les liens d'affaires de la France avec la vieille élite laïque, son influence s'amenuise. Certes, elle reste une puissance militaire et culturelle, et elle continuera à attirer les élites arabes, même islamistes, en quête d'armes et de produits de luxe. Toutefois, la France aura du mal à exporter son modèle laïque dans la région ou à rivaliser avec les réseaux d'affaires implantés localement par la Turquie, notamment en Syrie, au Liban et en Irak, où elle est déjà très puissante.
Mais, tout n'est pas gagné d'avance. La Turquie a dominé le Moyen-Orient arabe jusqu'en 1918, et il lui faut aujourd'hui prendre garde à la façon dont ses messages y seront perçus. Les Arabes pourront être tentés de suivre des coreligionnaires mais, comme les Français, les Turcs sont aussi d'anciens maîtres. Les Arabes revendiquent la démocratie mais, si la Turquie se comporte comme un nouvel empire, sa démarche se retournera contre elle. Lors d'une récente conférence à l'Université Zirve[1], rutilant établissement privé de Gaziantep, financé par les milieux d'affaires locaux qui ont fait de la Turquie une puissance économique régionale, des Arabes libéraux et des islamistes de différents pays n'ont été d'accord que sur un point, à savoir que la Turquie est la bienvenue au Moyen-Orient, mais qu'elle ne doit pas le dominer.
En septembre, lorsque M. Erdogan est arrivé dans la nouvelle aérogare du Caire (construite par des entreprises turques), il y a été chaleureusement accueilli par des foules joyeuses, mobilisées par les Frères musulmans. Toutefois,il a vite irrité ses hôtes dévots en prônant l'importance d'un gouvernement laïque qui assure la liberté religieuse, utilisant à cette occasion le mot turc laiklik – dérivé du français laïcité. En arabe, ce terme a été traduit librement par « irréligieux ». Le message de M. Erdogan peut avoir pâti de la traduction, mais l'incident illustre bien les limites de l'influence de la Turquie dans des pays socialement beaucoup plus conservateurs qu'elle.
Si la Turquie peut dominer en douceur, la France a la main plus lourde, comme l'ont montré les opérations menées récemment en Libye et l'exercice de son droit de veto à l'ONU. Malgré la phénoménale croissance de la Turquie depuis 2002, l'économie française reste plus de deux fois supérieure à la sienne, et la France occupe encore une position dominante en Afrique du Nord.
La stabilité relative de la Turquie dans une région en crise attire les investissements en provenance de voisins moins stables comme l'Irak, l'Iran, le Liban et la Syrie. En fin de compte, la stabilité politique et la puissance régionale sont les atouts de la Turquie et les deux clés de sa croissance économique.
Si la Turquie veut devenir un modèle de la démocratie au Moyen-Orient, sa constitution doit accorder des droits individuels plus étendus à ses citoyens, et notamment aux Kurdes. Il lui faudra aussi concrétiser le rêve de son ministre des affaires étrangères, M. Ahmet Davutoglu, d'une politique étrangère « sans problème ». Cela suppose, une fois dépassé l'épisode de la flottille (2010), que l'on rétablisse des liens solides avec Israël, et que l'on soit en bons termes avec les Chypriotes grecs qui habitent la partie méridionale de l'île de Chypre (les Chypriotes turcs tenant le nord). Le conflit y dure depuis deux décennies; les Chypriotes turcs, plus pauvres, veulent une fédération assez lâche, et la majorité chypriote grecque veut un gouvernement central fort.
La découverte récente de gaz naturel au large du sud de Chypre est une occasion à saisir. La Turquie pourrait émerger de la mêlée en proposant une réunification de l'île en échange d'un accord de partage des recettes gazières. Un tel marché, joint à une amélioration des relations turco-israéliennes, pourrait faciliter la coopération dans l'exploitation de gisements de gaz peut-être même plus importants encore au large des côtes d'Israël; la Turquie est l'aboutissement le plus logique d'un gazoduc vers les marchés étrangers.
La Turquie ne s'affirmera comme puissance régionale que si elle donne un véritable exemple de démocratie libérale et qu'elle noue des liens solides avec tous ses voisins. C'est le défi que M. Erdogan doit relever s'il entend abolir l'héritage napoléonien.
Commentaire
Paru dans le New York Times du 15 janvier dernier, cet article est doublement intéressant. D'abord, parce qu'il expose la thèse originale d'une lutte d'influence dont personne ne parle; et, surtout, parce qu'il est l'œuvre de quelqu'un qui connaît intimement la question. En France, la Turquie est très mal connue et les journalistes qui y vont, ne connaissant ni la langue, ni l'histoire de ce pays, n'en rapportent le plus souvent que d'affligeantes banalités.
Rappelons que la France a été la première nation occidentale à nouer des liens avec les Ottomans lorsque François 1er,cherchant à rompre l'encerclement des Habsbourg, fit alliance avec Soliman le Magnifique. Entretenue par la monarchie pendant trois siècles, l'alliance turque fut rompue (comme bien d'autres) par Bonaparte lorsqu'il décida de débarquer en Égypte.
Le reste est expliqué dans l'article, mieux que je ne saurais le faire. Aussi me bornerai-je à ajouter que la Turquie a toujours conservé une certaine aura dans le monde arabe. S'ils n'ont pas pardonné à Ataturk d'avoir laïcisé le pays et romanisé l'écriture, les musulmans de tout l'Orient restent attachés à ce que le pays a naguère représenté pour eux. À cet égard, il ne faut pas oublier que le sultan (le padişah, en turc) détenait un pouvoir à la fois temporel et spirituel. Il était le chef de l'État et le descendant du Prophète, le « pape » des musulmans. D'ailleurs, lorsque le dernier sultan (Mehmet VI) fut déchu, en 1922, son cousin Abdülmecit II fut investi du pouvoir spirituel qu'il conserva jusqu'à l'abolition du califat, le 3 mars 1924. Cette autorité spirituelle du sultan sur l'Oumma, la communauté des croyants, conférait à la Porte ottomane un très grand prestige que la Turquie contemporaine retrouvera peut-être si, comme l'explique M. Cagaptay, elle sait jouer judicieusement ses atouts.
Soner Cagaptay
Note linguistique
La langue turque est asiatique. Elle a évolué au gré de la longue migration vers l'ouest des populations qui la parlent, s'enrichissant au passage de termes persans et arabes. Mais, structurellement, le turc conserve des caractéristiques asiatiques et l'on prétend même que les Japonais l'apprennent facilement. Il a été romanisé en 1926, si bien qu'il existe en Turquie des traducteurs de turc ancien en turc moderne, pour tous les textes antérieurs à la romanisation. À cet égard, la Turquie est vraiment un pays de traducteurs!
Bachi-bouzouk (en turc : başıbozuk, en anglais : bashi-bazouk), littéralement: tête déréglée, cinglé.
Combattant supplétif de l'armée ottomane, mais aussi crétin. D'où son emploi par le capitaine Haddock qui a puissamment contribué à diffuser un mot entré dans la langue française dès 1860, mais demeuré jusque-là peu usité.
Café (en turc : kahve, en anglais : le même mot, qui signifie généralement un snack-bar ou un bistro). L'usage de Café en anglais est un de rares cas où l'anglais adopte un mot francais et retient l'accent.
C'est, semble-t-il, pendant le siège de Vienne (1663) par les troupes ottomanes que le café fut connu en Occident. Les Turcs introduisirent le café, mais les Viennois en profitèrent pour inventer le croissant, symbole de leur victoire sur l'Ottoman.
Divan (en turc : diouan ; enanglais, même mot et même sens qu’en français)
À l'origine, le terme désigne la salle garnie de coussins où le sultan réunit son conseil. Puis, il en vient à désigner le conseil lui-même et, en français, un canapé sans dossier, un sofa.
Gilet (en turc : yelek ; enanglais, même mot avec le même sens qu’en français, mais appelé plus couramment en anglais : waistcoat)
Vêtement sans manches, ne couvrant que le torse.
Attention : Ce qui s'appelle « waistcoat » en Grande-Bretagne s’appelle « vest » aux Etats-Unis, alors qu’en Angleterre « vest » veut dire maillot de corps. En anglais, on trouve aussi le mot « gilet » (emprunté, bien sûr, au français), mais tout cela n’a rien à voir avec des termes turcs et n’a pas sa place dans ce glossaire.
Janissaire (en turc : yeniçeri ; en anglais janissary), littéralement: nouvelle troupe.
Soldat d'élite de l'infanterie ottomane constituant la garde du sultan. Au Québec, ce terme est parfois utilisé pour désigner le janitor.
Kiosque (en turc : köşk ; enanglais le même mot avec le même sens qu’en français)
Pavillon ouvert, installé dans un jardin. Le kiosque de Bagdad est l'un des fleurons du Palais de Topkapı (la Porte du Canon). Par extension, on parle, en français, de kiosque à musique, à journaux, etc.
Odalisque(en turc : odalik ; enanglais le même mot avec le même sens qu’en français), littéralement: femme de chambre.Les odalisques étaient les chambrières du harem. Abusivement, ce terme prosaïque a fini par désigner les femmes du harem, faisant même fantasmer les artistes. On connaît l'Odalisque couchée, d'Ingres.
Sérail (en turc : saray) littéralement: palais. (enanglais saray, ou seraglio, le dernier derivé de l’italien, avec les mêmes deux sens qu’en français, dont harem, abusivement employé qu’en français, selon l'explication suivante).
Ce mot d'origine persane désignait le ou les palais du sultan. Galatasaray est un quartier d'Istanbul où le sultan possédait un palais. En français, le terme en est venu à désigner un milieu clos et élitiste (faire partie du sérail) et, abusivement, le harem. Un opéra de Mozart s'appelle L'Enlèvement au sérail.
Vizir (en turc : vezir ; enanglais vizier)
Terme d'origine persane désignant les ministres du gouvernement ottoman. Le premier d'entre eux portait le titre de Grand vizir. La Turquie était une méritocratie, tous les sujets du Padishah pouvaient espérer devenir un jour vizir par leur compétence.
Yogourt (en turc : yoğurt ; en anglais yogurt ou yoghurt)
Préparation de lait caillé et fermenté, originaire d'Asie centrale et arrivée en Occident par les Balkans. Plus francisée encore, la forme yaourt est plus courante.
Jean Leclercq
Le Proche-Orient reste en ébullition. Les zones d'influence ne me paraissent pas encore bien dessinées. Les Russes soutiennent le régime syrien ; les mouvements islamistes témoignent d'une certaine radicalité sur tout le littoral méditerranéen.
J'ajouterai que les relations franco-turques ne sont pas au beau fixe ...
Rédigé par : Patrick Delevoy | 02/02/2012 à 08:37