le point de vue personnel d'un interprète français > anglais.
L'article qui suit a paru (sans images) en anglais dans la livraison de mai dernier de TRANSLORIAL, la revue de l'Association des traducteurs de Californie du Nord. Sa rédactrice nous a obligeamment autorisés à le traduire et à le publier dans notre blog. Traduction Nathalie Nédélec-Courtès.
La Californie, et Los Angeles en particulier, accueille des populations d'origines ethniques très diverses. Cela se reflète, par exemple, dans le patronyme de l'ancien Gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger (né en Autriche), de la Présidente de la Cour Suprême, Tani Cantil-Sakauye (d'origine philippine) et du maire de la ville, Antonio Villaraigosa (d'origine latino-américaine).
La Californie – un carrefour mondial (photo Yann Arthus-Bertrand) |
Mon histoire personnelle n'est qu'un minuscule grain de sable sur la carte des immigrants qui ont fait de Los Angeles leur foyer ; mais mon parcours généalogique emprunte peut-être des chemins plus tortueux que celui de beaucoup d'autres qui se sont installés dans cette ville. Du côté maternel, mes grands-parents sont nés en Russie et ont fui les persécutions, comme des millions de juifs de leur génération. Ils se sont installés sur une toute petite île au nord du Pays de Galles, là où ma mère a vu le jour. Du côté paternel, mon grand-père est né en Biélorussie, puis a immigré en Inde où il s'est marié, avant de s'installer définitivement en Afrique du Sud, avec ma grand-mère et mon père. Par la suite, mon père a étudié en Écosse, où il a rencontré ma mère galloise. Et il l'a emmenée en Afrique du Sud où je suis né.
Un procès où j'ai servi d'interprète à Los Angeles pour Cherif, un plaignant sénégalais et Sylvie, une témoin camerounaise, m'a amené à réfléchir à leurs origines, ainsi qu'à celles d'autres personnes présentes au tribunal ce jour-là. (J'ai d'ailleurs appris que le jury comptait des personnes nées en Iran, Chine et Russie, mais leur histoire n'a aucun rapport avec le thème colonial abordé ici.) Tout d'abord le juge, du nom de Fruin (un vieux patronyme anglais), qui descend probablement de protestants ayant quitté l'Angleterre pour les colonies américaines. Ensuite la greffière, Mrs Brown, qui porte un nom largement répandu chez les afro-américains dont les ancêtres esclaves se sont vu attribuer des noms anglais courants à leur arrivée sur le sol américain.
En tant qu'interprète du plaignant et du témoin, j'ai traduit d'anglais en français les propos des avocats, et du français en anglais les réponses de leurs clients.
Le fait que le plaignant et le témoin, tous deux nés en Afrique Occidentale, aient demandé un interprète de français (à la cour de justice de Los Angeles, on engage des interprètes pour toutes les langues imaginables, ainsi que pour de nombreux dialectes), atteste de l'influence actuelle de la langue française en Afrique, cinquante ans après que la France a renoncé à sa dernière colonie. Le fait que cet interprète de français dans un procès californien soit né en Afrique du Sud, et que sa langue maternelle soit l'anglais, illustre à merveille l'histoire coloniale britannique. Durban, la ville de l'Océan Indien où je suis né, était déjà un petit port en activité du nom de Port-Natal, quand des colons britanniques s'y sont installés en 1824. En 1835, ils l'ont rebaptisé D'Urban en l'honneur de Sir Benjamin d'Urban, alors gouverneur de la colonie du Cap, un nom d'origine française, dérivant d'un lieu situé en région Languedoc : Urban ou Urbin.
Durban, Afrique du Sud | Los Angeles, Californie |
Si la France et la Grande-Bretagne n'avaient jamais colonisé l'Afrique, je vivrais peut-être actuellement en Biélorussie ou en Russie, sans connaître un traître mot d'anglais. Dans ce cas, le plaignant et le témoin de notre affaire, même s'ils avaient émigré en Californie et s'étaient retrouvés impliqués dans ce procès, auraient probablement demandé des interprètes dans l'une des centaines de langues parlées au Cameroun ou l'une des dizaines de langues parlées au Sénégal.
Si les esclaves n'avaient pas été amenés aux États Unis, une personne blanche aurait peut-être consigné le témoignage, en lieu et place de Mrs Brown, la greffière noire. Et si le Mexique n'avait pas cédé la Californie aux États-Unis par le Traité de Guadalupe Hidalgo, les débats au tribunal de Los Angeles se dérouleraient vraisemblablement en espagnol.
Mais l'émigration de masse des juifs d'Europe Orientale a bel et bien eu lieu, tout comme la colonisation, l'esclavage et la guerre américano-mexicaine. On peut également penser que d'autres facteurs, tels le soleil californien, ont joué un rôle dans l'immigration massive à Los Angeles de personnes venant des quatre coins du monde. En ce qui me concerne, la raison est d'ordre personnel et sentimental.
Me voici, donc, vestige linguistique du colonialisme britannique, communiquant dans un anglais bien à moi avec les Américains de Los Angeles, supprimant les barrières linguistiques entre ces Américains-là et les Américains récemment immigrés auxquels les puissances coloniales britannique et française ont légué deux des langues les plus parlées au monde.
Le plaignant a-t-il gagné son procès ? Je ne le saurai jamais. Les interprètes sont relevés de leur fonction dès que les témoins du procès ont terminé leur déposition en langue étrangère. Pour conclure ma mission d'interprétation, le juge n'a pas manqué de me remercier chaleureusement, avec la courtoisie propre à son ascendance britannique. Il me semble que ces remerciements comprenent toujours un message implicite du juge à l'interprète : « Monsieur, vous avez maintenant terminé votre tâche dans mon tribunal. Merci de nous laisser poursuivre les débats dans une langue compréhensible par tous. »
Jonathan G.
Lectures supplémentaires :
En Californie, la demande de services d'interprétation explose littéralement...
African viewpoint : 'Thank goodness for colonialism'
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