Film d'Abdellatif Kechiche, adapté du roman graphique de Julie Maroh "Le bleu est une couleur chaude".
Palme d'or au Festival de Cannes 2013.
Critique du film de Madame Nicole Dufresne, Senior Lecturer Emeritus (professeure émérite), Département de français et des études francophones, à l'Université de Californie, Los Angeles (U.C.L.A.), qui a bien voulu rédiger l'analyse suivante à notre intention.
Les repas sont très révélateurs dans « La vie d'Adèle ». Adèle est une fille simple. Elle aime manger, surtout les spaghettis de sa maman, « c'est trop bon », dit-elle. À table, avec ses parents, elle se régale et lèche son couteau. Ses manières de table, les gros plans sur sa bouche pleine de sauce tomate dévoilent son milieu social.En fait, ces spaghettis accompagnent Adèle tout au long du film ; elle aspire ses spaghettis, mais n'aspire guère à s'élever socialement. Au lycée, ses notes de français varient selon les explications du professeur. Adèle suit, mais ne peut pas trouver les idées elle-même. Plus tard, elle sera institutrice des petites classes -- une profession stable, traditionnellement féminine et soumise à des règles bien établies.
La passion d'Adèle et d'Emma, la fille aux cheveux bleus, naît d'un regard au hasard d'un croisement dans la rue. Adèle n'est pas sûre de sa sexualité, mais elle est déjà gourmande d'expériences. C'est Emma, une lesbienne affirmée, qui prend les devants. Adèle devient son élève sexuellement, intellectuellement, mais surtout Emma se sert d'elle artistiquement. En faisant un croquis d'Adèle, elle s'approprie la jeune fille qui devient son modèle.
C'est à un dîner chez les parents d'Emma, puis un autre chez ceux d'Adèle que se précisent les différences de classe sociale. D'abord, chez Emma, on propose un menu raffiné -- des huîtres et autres crustacés, un vin délicieux. Les parents d'Emma acceptent son homosexualité et l'encouragent dans ses études à l'école des beaux-arts. Il s'agit de s'enrichir, de s'épanouir, de créer sa vie. La décision d'Adèle de devenir institutrice les surprend : ils y voient un métier conformiste, sans créativité. Chez les parents d'Adèle, Emma doit cacher son homosexualité et s'invente un copain qui fait des études de commerce. Les parents peuvent alors accepter les aspirations artistiques d'Emma puisqu'elle a un copain qui gagnera bien sa vie. Deux milieux s'opposent : l'un, aisé, élitiste et libéral, privilégie ce qui est intellectuel et créatif ; l'autre, petit-bourgeois, est ancré dans une stabilité pragmatique et rassurante. Curieusement les parents d'Adèle disparaissent du film après le dîner. Pourtant, une scène montrant leur dégoût à la découverte de la liaison de leur fille a bien été tournée (puis éliminée). De même, plus tard, Emma chassera violemment Adèle de chez elle quand elle apprendra que, se sentant délaissée, celle-ci a trouvé un réconfort masculin.
Adèle est une construction d'un milieu petit-bourgeois où la femme maintient un rôle subordonné. Ainsi, elle fait la cuisine lorsqu'Emma reçoit ses amis – des spaghettis, bien sûr – mais ne participe pas à la conversation. Emma essaie de l'élever intellectuellement, de l'encourager à écrire par exemple, mais Adèle ne tient pas à changer. Si Emma est cérébrale, Adèle palpite d'émotions. Sa bouche sert à manger, à embrasser. Difficile pour elle de comprendre l'abstrait: lorsque Emma essaie de lui expliquer la philosophie de Sartre, Adèle dit « c'est comme Bob Marley ». Elle « sent » l'idée, mais ne peut l'expliquer logiquement. Dans plusieurs scènes, Kechiche insiste assez lourdement sur le côté émotionnel d'Adèle avec de nombreux gros plans sur ses larmes, son nez qui coule, son visage rouge et défait. Des plans pénibles à regarder pour le spectateur et qui ont dû être insoutenables pour les deux actrices –exceptionnelles dans leurs rôles -- qui se sont plaintes amèrement des conditions de tournage. Ce sont d'ailleurs ces séquences d'une émotion excessive ainsi que les scènes de sexe répétitives qui diluent l'efficacité du film.
Les yeux d'Adèle contrastent avec sa bouche goulue. Son regard toujours un peu perdu exprime sa vulnérabilité et cherche un repère sans le trouver. À la fin du film, au vernissage des œuvres d'Emma, Adèle essaie en vain de trouver quelqu'un à qui s'accrocher. Emma, l'artiste reconnue, est entourée d'amis qui apprécient son art ; Emma, la femme, est aussi comblée car elle s'est créé une famille. Ce n'est pas Emma qui est exclue à cause de son homosexualité, mais Adèle qui se retrouve seule. Ironiquement, cette dernière voit son corps nu dans les peintures d'Emma où elle a servi de modèle: un rappel de leur intimité, mais aussi de l'objectification de son rôle dans la liaison. Elle n'y a rien apporté que son corps et des spaghettis. Cette solitude contraste avec le début du film où Adèle était bien insérée dans sa famille et son groupe d'amis au lycée. Institutrice maintenant, Adèle fait faire une dictée à sa classe – l'exercice d'apprentissage des règles par excellence. Elle rabâche aux élèves ce que tant d'autres enseignants ont dit avant elle : « si on est en retard, c'est de votre faute ». Elle continue donc les conventions d'un enseignement sans créativité, sans y prendre sa part de responsabilité.
« La vie d'Adèle » fait référence à « La vie de Marianne » de Marivaux qu'Adèle lisait dans sa classe de français au début du film. Ce récit, écrit à la première personne, narre quelques années dans la vie d'une jeune femme naïve et sensible – telle Adèle. (À ce propos, un extrait de ce texte est souvent donné à l'épreuve de commentaire composé au baccalauréat.) Dans le film, l'histoire d'un amour lesbien, cet experiment durassien, ne pouvait pas durer à cause du fossé social et culturel entre les deux femmes. On y retrouve aussi l'histoire tellement racontée de l'artiste et de son modèle. On s'attendait peut-être à ce que ne se reproduisent pas ici les stéréotypes du couple hétérosexuel où l'homme réussit mieux que la femme. Dans ses autres films, Kechiche développe des thèmes sociaux : l'immigration, les banlieues, la classe ouvrière et l'exclusion. « La vie d'Adèle » analyse la fracture sociale et l'exclusion d'une manière inattendue. Le désarroi d'Adèle est poignant. Son isolement reflète la situation de bien des jeunes qui se trouvent sans repères dans une existence sans possibilité d'épanouissement.
Note du blog :
Une lectrice fidèle a attiré notre attention sur un autre film. Guillaume et les garçons, à table!, de et avec G. Galienne, qui traite aussi des conventions sociales.
A la une : (16.12.2013) La vie d'Adèle vient de remporter le Prix Louis Delluc.
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