Tout au long de l'année écoulée, cette rubrique a permis de vous présenter chaque mois des gens aux talents si divers qu'il nous a paru logique de l'intituler désormais « Linguiste du mois ». D'ailleurs, l'évolution du marché est telle qu'elle oblige de plus en plus de traductrices et de traducteurs à élargir la gamme de leurs activités (préparation de copie, rédaction, formation, etc.). De nos jours, quiconque veut vivre de sa connaissance de langues étrangères doit avoir plusieurs cordes à son arc. Notre invitée de décembre, Isabelle Barth O'Neill, est un bon exemple de cette polyvalence, aujourd'hui indispensable.
LMJ : Vous portez un nom lorrain, accolé à un patronyme typiquement irlandais. Vous habitez près de Cork, dans le sud de l'Île Verte. Comment est-ce possible ?
Isabelle : Je suis née en France, dans une petite localité où il pleut tellement qu'on l'appelle « Le pot de chambre de la Lorraine ». À Vézelise pour être exacte. La vie m'a donné la possibilité de voyager et de rencontrer mon mari qui est irlandais avec un nom typiquement de son pays - O'Neill [1].
LMJ : Vous avez fait des études supérieures très poussées. Quel a été votre cursus universitaire ? A-t-il toujours été axé sur les langues vivantes ?
Isabelle : Je ne sais pas si elles ont été très poussées, mais elles m'ont passionnée, c'est certain. Après un détour par une école de secrétariat de direction, je me suis lancée dans des études d'anglais littéraire à l'université Charles de Gaulle de Lille.
De fil en aiguille, je suis passée de la licence, à la maîtrise pour aller jusqu'au doctorat d'université, en passant par le DEA. J'ai également commencé des études de langue néerlandaise, toujours dans la même université, tout en suivant des cours d'allemand au Goethe Institut. Oui, toujours les langues vivantes, elles sont absolument passionnantes et d'une grande richesse, car ce ne sont pas seulement des mots mais toute une culture qu'elles transportent.
LMJ : Pour votre maîtrise d'anglais, vous traduisez une pièce du dramaturge britannique David Edgar. Puis, pour votre DEA, vous choisissez un sujet peu banal : la narratologie, en vous attachant à une trilogie du romancier canadien Robertson Davies. Et enfin, pour votre doctorat, vous vous tournez vers la langue canadienne anglaise et la façon dont les Canadiens anglophones racontent leur histoire. Expliquez-nous ces choix.
Isabelle : J'ai toujours été passionnée par le théâtre, et je me souviens très bien des soirées « Au théâtre ce soir » au temps de l'ORTF, quand nous étions enfants. En choisissant de travailler sur une pièce de théâtre pour ma maîtrise d'anglais, je pouvais ainsi relier trois grandes passions : la langue anglaise, le théâtre et la traduction que je découvrais par mes études. Pour le DEA, je voulais changer de cap, très peu d'études ont été faites sur la langue anglaise utilisée au Canada. C'était un autre défi pour moi. Quant à la narratologie, j'ai toujours été intéressée par l'écriture. Il était assez intéressant de voir comment un auteur peut raconter une histoire et la décomposer. J'ai ainsi beaucoup appris sur la manière de lire pour comprendre. La narratologie m'a beaucoup aidé par la suite dans mon travail. Puis, je me suis tournée vers le théâtre canadien écrit en langue anglaise. C'était pour moi une suite logique après la maîtrise où je m'étais penchée sur la langue théâtrale, et le DEA où je m'étais intéressée à la manière dont on peut se raconter. L'analyse de l'histoire du Canada et de sa culture par le biais de ses auteurs dramatiques était pour moi une suite logique.
LMJ : Vous destiniez-vous initialement à la traduction ou y êtes venue fortuitement ? Il semble que les instances dirigeantes du scoutisme international - notamment les conférences annuelles du CICS - aient joué un grand rôle dans l'orientation de votre carrière et même de votre vie. Racontez-nous.
Isabelle : Non, je ne me destinais pas à la traduction. Elle s'est quelque peu imposée à moi. Traduire une pièce de théâtre contemporain pour ma maîtrise fut le premier déclic. Pas facile, mais absolument passionnant. En 1990, alors que j'étais lectrice à Trinity College, Dublin (Irlande), la proposition de traduire pour le Mouvement Scout à un niveau international s'est présentée à moi. Une occasion à ne pas manquer. J'ai donc commencé à traduire pour la CICS-EM (Conférence Internationale Catholique du Scoutisme – région Europe-Méditerranée) en juin de cette même année. Cela s'est étendu à la CICS-Monde avec des actions ponctuelles pour l'OMMS (Organisation Mondiale du Mouvement Scout) et l'UPMS (Union Parlementaire du Mouvement Scout). Une expérience extraordinaire qui m'a permis de voir du pays et de rencontrer nombre de personnes et même des personnalités comme le Pape Jean-Paul II.
De fil en aiguille, j'ai continué à traduire pour divers groupes et organisations. J'ai travaillé pour Traducteurs sans Frontière, la Fondation Rosetta, entre autres, et donc beaucoup traduit dans le domaine des ONG et du médical.
LMJ : Certes, le niveau de culture générale est une assurance de qualité, mais traduire conduit parfois à traiter de sujets très prosaïques, voire incongrus. Cet énorme bagage intellectuel que vous avez acquis ne vous embarrasse-t-il pas ?
Isabelle : Oui, j'ai parfois traduit des documents inattendus. Je pense par exemple aux documents de la Journée Mondiale des Toilettes célébrée en novembre. Je pense que mon bagage intellectuel me permet de mieux saisir le ou les sens du texte original quand je traduis afin de mieux le rendre dans l'autre langue. C'est vrai que ce bagage fait parfois peur aux gens autour de moi, mais il m'a permis d'entrer dans des sphères absolument passionnantes et de pouvoir partager ce que j'ai avec d'autres.
LMJ : Quelles sont vos langues de travail ? Dans quels domaines vous spécialisez-vous et à qui offrez-vous vos services ?
Je suis française de naissance et j'ai fait mes études en français. Il est donc pour moi logique et naturel de traduire vers le français. J'ai passé plus de 20 ans dans des pays de langue anglaise, je maîtrise donc la langue anglaise comme ma langue maternelle. Je traduis de l'anglais vers le français et du français vers l'anglais. J'ai aussi étudié le néerlandais et traduit du néerlandais vers le français et l'anglais. Je parle également d'autres langues comme l'allemand et l'afrikaans pour lequel j'ai créé un site d'apprentissage (http://mynaamisalbie-afrikaans.jimdo.com). À qui j'offre mes services ? Je traduis beaucoup pour des ONG comme Médecins du Monde, Médecins sans Frontières, Action contre la Faim,… la liste est longue. Avec le temps, mes traductions sont devenues plus spécialisées dans le domaine médical. Je vous donne le lien vers mon site pour que vous puissiez le consulter :
http://studio-langues.jimdo.com
LMJ : Vous enseignez et vous vous disposez à ouvrir prochainement une école FLAM (Français Langue Maternelle.) De quoi s'agit-il ?
Isabelle : Oui, j'enseigne les langues que je maîtrise, ce qui est une autre activité que j'apprécie beaucoup. Il y a quelques années, j'ai repris des études de didactique des langues et me suis spécialisée en politique linguistique, diffusion des langues et éducation plurilingue. J'ai décidé de me lancer dans l'ouverture d'une école FLAM dans la ville où je réside actuellement. Le FLAM s'adresse aux enfants francophones qui ne peuvent suivre les cours d'une école française alors qu'ils habitent à l'étranger. Cela leur permet d'avoir le même niveau de langue française écrit et oral que celui qu'ils auraient s'ils étaient scolarisés en France, et de pouvoir réintégrer le système français sans problème.
LMJ : Mère de famille, vous avez connu les problèmes de l'éducation bilingue des enfants. Riche de cette expérience, vous avez lancé le Multilingual Café pour aider les familles à gérer ce qui, à votre avis, doit être un jeu plutôt qu'une obligation. Parlez-nous de cette initiative.
Isabelle : Exactement. L'éducation bilingue est un défi qu'il faut relever tous les jours sans jamais baisser les bras et sans que ce soit une contrainte pour les enfants et la famille. En reprenant les études dont j'ai parlé plus haut, j'ai décidé de créer l'association Multilingual Café (http://cafemultilingue.blogspot.ie et http://langues-sans-frontieres.jimdo.com ) afin d'aider les familles à éduquer leurs enfants de manière plurilingue et pluriculturelle, l'un n'allant pas sans l'autre. Avec Multilingual Café (qui va devenir Multilingual Education Café), j'offre des conseils aux familles et aux professionnels de l'enfance. Je propose également des conférences, séminaires, ateliers, groupes de parole, etc. afin d'aider et de soutenir les parents dans leur choix d'éduquer leurs enfants de manière bilingue.
LMJ :Souvent, la traductrice ou le traducteur n'entend parler de son travail que s'il y a un problème. Vous arrive-t-il de trouver ce métier gratifiant ?
Isabelle : C'est tellement vrai. En tant que traducteurs, nous travaillons dans l'ombre et sommes rarement remerciés pour le travail que nous fournissons. Il est vrai que l'on vient souvent nous critiquer pour un mot ou une phrase. Et pourtant, je trouve ce métier gratifiant, surtout quand vous traduisez pour des ONG qui vous disent ensuite que, grâce à vos traductions ils ont pu aider autant de personnes ou autant d'enfants, que grâce à vos traductions, elles ont pu récolter de l'argent pour construire des maisons dans des zones dévastées. Je pense par exemple aux traductions que j'ai pu faire pour Zafen ou Green School Haiti ou encore Enfants du Mékong ou Medical Film Aid… la liste en serait longue. De savoir que votre travail de traductrice aide tant de gens à travers le monde, oui, je trouve cela gratifiant !
LMJ : Pour finir, une question un peu traditionnelle : Quels conseils donneriez-vous à des jeunes qui veulent s'orienter vers les carrières linguistiques ?
Isabelle : Que conseiller aux jeunes qui font des études de langues ? C'est une bonne question. Surtout, ne jamais se décourager. Il faut continuer, et continuer encore. La traduction est pleine de pièges qu'il faut apprendre à contourner. Il ne faut surtout jamais baisser les bras et ici j'ai envie de citer le vers fameux d'Alfred Tennyson dont il a été question dans un précédent article : « chercher, trouver et ne rien céder ».[2] Et puis, il faut aussi se remettre en question et continuer à apprendre. Une langue est vivante, il se crée de nouveaux mots, de nouvelles expressions. Il faut avancer !
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[1] L'auteur irlandais, Eugene O'Neill, remporta le prix Nobel de littérature en 1936
[2] "to strive, to seek, to find, and not to yield."
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