L'interview suivante a ete menée en anglais par Skype entre Los Angeles et la ville Stamford, dans l'État de Connecticut.
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M. de J. - l'interviewee | J. G. - intervieweur |
Connecticut en automne | Californie en automne |
Traduction Jean Leclercq. (Original text in English)
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LMJ : Vous êtes née en Indonésie, aux Indes orientales néerlandaises [1], à l'époque. Pour quelles raisons vos parents s'y étaient-ils installés ?
Marjolijn : Nous parlons de plusieurs générations, au moins cinq du côté de mon père dont les ancêtres étaient arrivés au milieu du XIXe siècle. Du côté de ma mère, ils étaient là depuis au moins trois générations.
LMJ: Donc, votre langue maternelle a été le néerlandais ? Avez-vous été scolarisée en néerlandais ?
Marjolijn : Je suis née à Bornéo où mon père travaillait dans les champs pétrolifères de la Royal Dutch. En mars 1942, lorsque les Japonais ont envahi les Indes néerlandaises, nous vivions à Java (le livre de Helen Colijn, Song of Survival : Women Interned, qui narre l'histoire de la missionnaire britannique Margaret Dryburg, se passe dans un de ces camps à Sumatra). Les Japonais ont incarcéré tous les non-Indonésiens dans des camps de femmes et d'enfants (garçons jusqu'à 10 ans) et dans des camps d'hommes. Les femmes devaient travailler dans les bananeraies, garder les porcs ou creuser des puits, tandis que les enfants cultivaient les potagers dont la production aboutissait sur la table du commandant du camp. L'éducation était strictement interdite.
Risquant gros, ma mère décida qu'elle n'aurait pas une enfant illettrée et entreprit de me faire la classe ainsi qu'à quatre ou cinq autres enfants, en se servant d'un bâton pour tracer des signes dans le sable puisqu'il n'y avait ni papier, ni crayons, ni livres. C'était une enseignante improvisée, nous faisant progresser par étapes, et elle réussit très bien. À tel point qu'à une exception près, nous pûmes tous entrer miraculeusement en 4ème année, une fois la guerre terminée. En arrivant à Melbourne, à l'âge de neuf ans, je fus très chaleureusement accueillie à la St. Michael Anglican School. Finalement, un an après, j'ai redoublé ma 4ème année à Amsterdam, parce que les matières enseignées à Melbourne et à Amsterdam étaient trop différentes. C'est ainsi que je n'avais jamais appris l'histoire des Pays-Bas.
LMJ : Ayant survécu à la Deuxième Guerre mondiale, avez-vous ressenti une affinité particulière avec Anne Franck ?
Marjolijn : Oui, dans une certaine mesure, mais pour une bonne part aussi parce que je n'avais pas d'amis à Amsterdam et que nous étions à peu près du même âge, c'est-à-dire mon âge lorsque j'ai lu son livre, et son âge lorsqu'elle l'a écrit. En temps réel, née en 1929, Anne Franck avait sept ans de plus que moi. Elle me semblait être une amie lointaine. Son journal ressemblait au mien en ce sens qu'il y était question de l'école et des camarades de classe. Lorsque j'ai relu mon journal quelques années plus tard, je l'ai jugé égocentrique et je l'ai détruit, ce que j'ai fait de tous les journaux intimes que j'ai pu tenir pendant un certain temps, avant de cesser définitivement dans la trentaine.
LMJ : Vous avez fait toutes vos études supérieures aux États-Unis. Quelles ont été les matières dans lesquelles vous vous êtes spécialisée ? Quel a été votre sujet de thèse de doctorat ?
Marjolijn : B.A. de Hunter College (New York), avec français, matière principale, et grec classique, matière secondaire. M.A. de l'Université de Caroline du Nord Chapel Hill, avec français, matière principale, et espagnol, matière secondaire. Doctorat de la même université avec littérature française, matière principale; littérature espagnole, 1ère matière secondaire et littérature comparée, 2ème matière secondaire (obligatoire). Ma thèse de doctorat a été une étude stylistique de l'un des sept chants (Les Feux) du long chef-d'œuvre épique d'Agrippa d'Aubigné [2], Les Tragiques (9.000 vers) qui traite des huguenots [3] et des souffrances que leur infligea l'église catholique.
LMJ : Vous avez enseigné aux cours d'été de l'Université de New York pendant dix ans. Parlez-nous-en.
Marjolijn : J'ai commencé par enseigner la traduction littéraire (du français vers l'anglais) dans le cadre du programme SCPS de l'Université de New York qui était un cours à option alors proposé pendant seulement dix semaines, en été. Si je ne m'abuse, à l'heure actuelle, tous les cours sont enseignés en ligne et je dois vous avouer que je suis heureuse d'avoir pu faire cours avec des élèves en face de moi. Ceux-ci avaient des cours obligatoires dans des domaines particuliers (traduction juridique, médicale, commerciale) et c'était l'un des rares cours à option qu'ils pouvaient suivre.
LMJ : La liste de distinctions et des prix que vous avez reçus est longue. Quelle est celle (ou celui) dont vous êtes la plus fière ?
Marjolijn : L'ALA (African Literature Association) est toujours l'organisation professionnelle la plus importante à laquelle j'appartiens. Dès le début, elle m'a révélé des domaines de la littérature et des cultures dont je ne savais (et ne sais toujours) pas grand chose. Comme j'en fait partie depuis 28 ans, elle est également devenue pour moi un cercle d'amis qui me sont chers. Lorsque l'ALA m'a décerné son Distinguished Membership Award, notamment pour mes traductions de littérature africaine francophone, ce fut pour moi une consécration, venant d'une organisation extraordinaire et immensément respectée.
LMJ : Vous avez été invitée comme traductrice-résidente à la Villa Gillet, à Lyon. [4] Dites-nous-en quelques mots.
Marjolijn : Je m'étais aperçue que je pouvais y prétendre si je collaborais à un projet français ou francophone de nature à les intéresser, ce qui était le cas avec ma traduction de Riwan ou le Chemin de sable (1999) de Ken Bugul. En septembre 2007, j'ai passé là-bas un mois intensément satisfaisant, traduisant la moitié environ du texte, tout en faisant connaissance avec bon nombre des merveilleuses richesses culturelles de la ville. Malheureusement, il ne s'est trouvé aucun éditeur qui veuille publier ce livre et j'ai dû abandonner le projet quand d'autres travaux (rémunérateurs) se sont présentés.
LMJ : Vous êtes allée en Afrique pour la première fois en 1986. Par la suite, vous vous êtes rendue à plusieurs reprises en Afrique de l'Ouest dans les années 1990. Pour quelles raisons ?
Marjolijn : La première fois, c'était pour rencontrer mon fils, volontaire du Corps de la Paix au Togo. Par la suite, je me suis rendue au Togo, au Sénégal, en Côte d'Ivoire, au Mali, au Burkina Faso et au Ghana. À deux reprises, j'ai bénéficié d'une bourse du Fonds national pour les humanités et, en deux autres, pour des conférences de l'ALA. J'ai mené des recherches dans ces pays, avec l'aide de mon mari qui était photographe professionnel et qui prenait en vidéo des sujets qui m'intéressaient. Il a tourné un documentaire de 75 minutes que j'ai présenté à une conférence de l'ALA.
LMJ : Expliquez-nous le rapport entre le passé colonial de votre famille et votre intérêt pour l'Afrique.
Marjolijn : J'ai milité toute ma vie, de même que j'ai détesté le colonialisme toute ma vie. Ayant la possibilité, par mon activité professionnelle, de faire connaître certains écrivains africains à des lecteurs anglophones, la traduction a été et demeure pour moi un geste politique, en plus de tout l'amour que j'apporte à ces textes, bien sûr.
LMJ : Pouvez-vous citer deux auteurs africains dont vous admirez les œuvres et que vous avez traduits et peut-être connus personnellement.
Marjolijn : Werewere Liking, originaire du Cameroun, a vécu en Côte d'Ivoire pendant la plus grande partie de sa vie adulte. En 1985, elle a fondé le village de KI-YI M'Bock (ce qui signifie "le savoir suprême" en bassa, sa langue maternelle) aux environs d'Abidjan. (Sur la Toile, plusieurs mots-clés mènent au village de KI-YI.) Il s'agit de protéger et d'entretenir la culture panafricaine traditionnelle sous toutes ses formes, allant du théâtre, à la danse, à la musique (tant vocale qu'instrumentale), les arts plastiques, le costume jusqu'aux spectacles et aux classes pour adolescents. Liking est un authentique personnage de la Renaissance en ce sens qu'elle est elle-même tout aussi douée dans presque toutes ces disciplines artistiques. En outre, c'est un bon peintre, un bon auteur dramatique et une romancière exceptionnelle. J'ai traduit trois de ses romans : The Amputated Memory (The Feminist Press, 2007), It Shall Be of Jasper and Coral (Journal of a Misovire), et Love-Across-a-Hundred-Lives (University of Virginia Press, CARAF, 2000). Je les aime et les admire tous, mais Love-Across-a-Hundred-Lives est mon préféré pour mille et une raisons, et notamment pour l'extraordinaire personnage de la grand-mère qui intervient à tout moment dans le récit, l'imprégnant (littéralement) de sa sagesse du fonds des âges.
La romancière et réalisatrice Assia Djebar est née en Algérie où elle a grandi et fait ses études supérieures, avant d'aller à Paris. En juin 2005, elle a été élue à l'Académie française, première auteure maghrébine à siéger sous la Coupole.
Son film, Nouba des femmes du mont Chenoua (1978) est l'histoire d'une ingénieure algérienne qui regagne son pays après un long exil en Occident. Les femmes sont toujours au cœur de son œuvre – les femmes dans leurs rapports à la société, aux hommes dans leurs vies, à leurs univers privé et professionnel, à l'exil et à la guerre – mêlant vérité historique et mythe à des éléments autobiographiques et imaginaires. Parmi son abondante production, j'ai traduit : Children of the New World: A Novel of the Algerian War (The Feminist Press, 2005), Women of Algiers in Their Apartment, (CARAF, University of Virginia Press, 1992), Algerian White, co-traduction avec David Kelley (Seven Stories Press, 2001).
Dans une large mesure grâce à l'ALA et aux départements universitaires d'études africaines et de littérature africaine, entre autres, la littérature africaine et des auteurs africains ont finalement gagné une part du prestige, de la reconnaissance et de l'attention qui leur revient en Occident. Le moment est venu de nous éloigner de l'eurocentrisme, et ces œuvres figurent parmi les meilleurs guides qui puissent nous aider à le faire.
LMJ : Hormis les écrivains africains, quels ont été les travaux de traduction que vous avez jugés particulièrement intéressants ou difficiles ?
Marjolijn : Ces dernières années, j'ai eu le plaisir de traduire plusieurs ouvrages de psychanalyse écrits en néerlandais (deux par Hendrika Freud et deux autres par Antonie Ladan). La psychologie et la psychanalyse m'ont toujours beaucoup intéressée ; le défi, c'était pour moi de travailler sur un texte dont le contenu ne m'était pas du tout familier sur le plan professionnel. Toutefois, comme pour les écrivains africains, l'un des auteurs était une amie d'enfance grâce à laquelle j'ai pu entrer en contact avec l'autre. Ainsi, je pouvais leur poser directement des questions, ce qui est toujours une chance et, bien souvent, une nécessité.
LMJ : Enfin, parmi tous les ouvrages que vous avez traduits, pouvez-vous en citer un avec lequel vous éprouvez une affinité particulière ?
Marjolijn : L'une de mes traductions préférées est le livre de Myriam Antaki intitulé :Verses of Forgiveness, un petit roman extrêmement lyrique qui se passe au Moyen-Orient et dont le thème est la tragédie qu'engendre à plusieurs niveaux l'incompréhension mutuelle entre le judaïsme, la chrétienté et l'islam.
Les coordonnées de Marjolijn de Jager :
(203) 322-0706, [email protected]
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Notes:
[1] Grâce à ses hardis navigateurs - on tend parfois à l'oublier - le petit royaume des Pays-Bas put se tailler (et conserver jusqu'au milieu du XXe siècle) un vaste empire colonial en Asie et dans les Amériques. À l'est, cette entreprise fut l'œuvre d'une compagnie de commerce, la Vereenigde Oost-Indische Compagnie (la VOC), créée par les Provinces-Unies en 1602. La VOC détenait également le monopole du commerce du Japon avec l'Occident. Dissoute en 1799, elle fut pendant deux siècles l'instrument du capitalisme et de l'impérialisme bataves. Par la suite, la colonie des Indes orientales continua à être gérée comme une entité distincte. C'est ainsi que sa défense était assurée par une armée privée, constituée de mercenaires et indépendante des forces métropolitaines. Le poète Arthur Rimbaud s'y engagea et, après une formation élémentaire au Helder (en Zélande), fut envoyé à Java. La vie militaire lui convenait décidément mal ; il déserta vite et revint en Europe en travaillant sur un cargo. Cette éphémère expérience extrême-orientale fut certainement une révélation pour le jeune Ardennais.
[2] Aubigné (Agrippa d'), 1551-1630. "Poète français, né près de Pons, en Saintonge, camarade d'enfance d'Henri IV, protestant qui resta toute sa vie intransigeant sur la religion. D'une étonnante précocité, il pouvait lire, avant huit ans, le latin, le grec et l'hébreu." (Dictionnaire des littératures, publié sous la direction de Philippe Van Tieghem. Paris, Presses universitaires de France, 1968, pp. 258-259).
Il était le grand-père de Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon, seconde épouse du roi Louis XIV
[3] Déformation de l'allemand Eidgenossen (nom des Genevois partisans de la confédération contre le duc de Savoie) que les catholiques français finirent par utiliser (péjorativement à l'origine) pour désigner les protestants calvinistes, en France. Les guerres de religion ont opposé les papistes aux huguenots. Synonyme : parpaillot(ote).
[4]
La Villa Gillet, située dans le parc de la Cerisaie, 25, rue Chazière à 69004 Lyon (France), se veut un laboratoire d'idées. Des artistes et des penseurs s'y retrouvent périodiquement afin de réfléchir ensemble aux problèmes du monde contemporain. Le bâtiment fut construit en 1912 par l'architecte Joseph Folléa pour de riches industriels lyonnais, la famille Gillet. En mai de chaque année, s'y tiennent les Assises internationales du Roman. Notons que, depuis 2011, la Villa Gillet organise à New York, le festival "Walls & Bridges – Transatlantic Insights" qui entend instaurer un dialogue entre penseurs et artistes français et américains.
Lecture supplementaire :
Literary Translation by Marjolijn de Jager, Ph.D.
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