LMJ : Où êtes-vous née et où avez-vous grandi ?
Je suis née à Toulouse, et j'ai grandi à Lézignan-Corbières, une petite ville du sud de la France, entre Narbonne et Carcassonne. À 14 ans, après la mort de mon père, j'ai suivi ma mère à Toulouse, où j'ai continué mes études.
LMJ : À l'école, vous avez appris le latin, l'espagnol et l'anglais. J'imagine qu'en dehors de l'école, l'occitan était très présent, malgré les efforts des autorités pour l'exclure.
J'ai suivi des cours de latin et d'anglais puis d'espagnol au collège Joseph-Anglade, à Lézignan. Joseph Anglade, né à Lézignan en 1868, après une thèse à l'université de Montpellier sur le troubadour Guiraut Riquier, a complété sa formation en Allemagne (Bonn, Fribourg-en-Brisgau). Il est devenu professeur de langue et littérature occitane à l'université de Toulouse et a fondé l'Institut d'Études Méridionales. Pendant mes premières années de collège, je ne savais rien de lui. Mais chaque automne, pendant les vendanges, j'aimais écouter les vieilles dames qui travaillaient près de moi et conversaient en occitan. Je leur posais parfois des questions sur la langue, et un jour l'une d'elles s'est écriée : « Mais elle veut tout savoir ! Elle est comme Josèp Anglada. ». Elles l'avaient bien connu et avaient été ses informatrices pour Contribution à l'étude du languedocien moderne : le patois de Lézignan (Aude). Elles s'étonnaient encore qu'on puisse s'intéresser à un patois méprisé par la plupart des citadins.
À la fin du XIXe siècle l'école, devenue obligatoire, a imposé le français comme langue unique. Les punitions et humiliations étaient fréquentes quand il arrivait aux enfants d'utiliser entre eux à l'école la langue qu'ils parlaient à la maison. Le résultat de cette politique – mais aussi d'une urbanisation croissante – est qu'au milieu du XXe siècle l'Occitan, encore vivant dans les campagnes, est souffreteux dans les villes. On l'entend sur les marchés, on le comprend, et presque tout le monde le parle de temps en temps, mais il s'agit souvent d'expressions figées, de proverbes. On peut recourir à l'occitan pour parler du temps, de la vigne, des relations familiales, des nouvelles locales, et pour les jugements moraux, les moqueries, les compliments, les injures. Mais quand il s'agit de l'école, de la littérature, du cinéma, de la politique nationale, le français s'impose.
LMJ : Un de mes amis, originaire d'Espalion, me disait qu'à l'école primaire, son instituteur avait une attitude plus positive. Il disait à ses élèves : "Si vous voulez parler occitan, parlez-le bien et, si vous parlez bien l'occitan, vous parlerez bien le français !". Que pensez-vous de cela ?
Je trouve que cet instituteur a bien raison. J’imagine que la scène se passe pendant la seconde moitié de XXe siècle, au moment où le rejet des langues régionales commence à laisser place, chez quelques esprits éclairés, à l’intérêt et à la sympathie.
LMJ :De même, vous avez acquis pas mal de catalan, en plus de votre connaissance de l'espagnol. Comment cela s'est-il produit ?
Le catalan et l'occitan sont linguistiquement proches. Mes parents louaient une maison en Catalogne (du côté espagnol) pour les vacances, et entre enfants nous n'avions pas de problèmes pour nous comprendre. Il y avait une différence : en Catalogne, tout le monde parlait catalan tout le temps – sauf avec les visiteurs qui venaient du reste de l'Espagne, mais dans les années cinquante il n'y en avait pas beaucoup. Sous Franco, le castillan était la seule langue officielle et tout le monde l'apprenait à l'école ; dans la vie courante, le catalan résistait très bien. C'est peut-être ce qui m'a donné à réfléchir, très tôt, sur ce qui s'était passé en France pour l'occitan. Mais il y avait aussi, déjà, des signes de renaissance occitane dans le midi : des troupes de théâtre, des chanteurs-compositeurs.
LMJ : Toute jeune, vous lisiez énormément et vous avez lu beaucoup de romans en anglais. Cette année, vous publiez votre premier roman, Tita (Summertime Publications), rédigé en anglais et qui narre l'histoire d'une fillette de sept ans qui lit des auteurs français comme Marcel Proust. Le personnage de Tita, est-ce vous ?
Pour écrire Tita, je suis partie de mes souvenirs, déjà bien fictionnalisés – ma sœur cadette et mes petites amies d'abord, mes enfants ensuite demandaient toujours « des histoires », et il fallait bien fournir, donc je puisais autant dans ma biographie que dans mes lectures.
Quand je commence à écrire, j'ai souvent des conversations en tête, des personnes, des situations réelles ; mais je me sens libre et très vite les situations se transforment, d'autres se produisent, des personnages se dessinent, des dialogues se développent. Ce qui reste de la « réalité » est souvent une expression bizarre, une réaction qui m'a étonnée.
LMJ : Vous avez étudié la phonétique anglaise à l'Université de Berlin. Estimez-vous que l'anglais soit influencé par ses origines latines et françaises ou par ses racines germaniques ?
Après la licence, j'ai suivi mon mari à Berlin (où il enseignait la sociologie de la littérature à la Freie Universität) avec notre fille Julie, alors âgée de trois mois, et j'ai participé à des séminaires de phonétique anglaise (en particulier, sur l'intonation) à la Technische Universität.
Je ne connaissais pas du tout l'allemand quand je suis arrivée, et on me demandait souvent si je prenais des cours pour l'étudier, mais je ne voulais pas m'enfermer dans une salle de classe avec d'autres étrangers. J'étais heureuse d'apprendre une nouvelle langue sur le tas. Je parlais allemand toute la journée. Mon mari était très occupé par la préparation de ses cours et, en dehors de son collègue américain, Samuel Weber, avec qui il m'arrivait de parler anglais, personne n'a jamais essayé de s'adresser à moi autrement qu'en allemand. Plus tard, quand ils nous ont rendu visite en France, j'ai découvert que la plupart de nos amis parlaient français (et anglais, bien sûr) ; je leur suis reconnaissante d'avoir tout de suite compris, malgré mes tâtonnements, que j'allais me débrouiller dans leur langue.
Il me semble que l'anglais est, à la base, une langue germanique. Mais sa double origine est pour moi l'un de ses charmes. J'aime beaucoup, aussi, le fait que l'anglais a pu évoluer gaiement dans beaucoup de régions du globe, et reste constamment accueillant aux mots des autres langues.
Quand j'écris, quelle que soit la langue, je garde toujours présente à l'esprit l'histoire de chaque mot. Quand j'ai des doutes, je vais faire un tour dans les dictionnaires étymologiques.
En anglais, je préfère souvent les mots d'origine germanique, plus courts, plus rugueux, et si robustes. J'aime bien, en particulier, essayer de raviver ceux qui auraient tendance à disparaître. Mais le contraste avec les mots d'origine latine, plus longs et plus prétentieux, peut être amusant. L'anglais, pour moi, est un très grand terrain de jeu, avec un minimum de règles et un maximum de possibilités.
LMJ : Vous détenez aussi un certificat de phonétique de l'Université de Rennes. Je crois comprendre que ce choix s'explique par la réputation du professeur et les conditions d'études. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
En première année de licence d'anglais à Toulouse, j'avais pris comme option le certificat de Linguistique Générale – notre professeur était un jeune chercheur spécialiste des langues de la Malaisie. J'étais enthousiasmée par Troubetzkoy et par la phonologie en général. J'ai aussi découvert le travail du chanoine François Falc'hun, linguiste breton, sur la phonétique et sur la toponymie. Comme il n'y avait pas à Toulouse d'enseignement spécifique de la phonétique, j'ai décidé d'aller terminer ma licence à Rennes. Là, dans les combles de la faculté de lettres, nous étions cinq ou six à écouter le chanoine Falc'hun nous parler de ses recherches sur les chansons populaires et sur les noms de lieux en Bretagne. Nous posions beaucoup de questions. Il essayait aussi de démontrer que, contrairement à la doctrine la plus répandue, de nombreux dialectes de Bretagne sont directement issus du gaulois, même s'ils ont été influencés par la langue des immigrés venus des îles britanniques. Dans le laboratoire, le chanoine et son assistant parlaient breton. De bons souvenirs.
LMJ : Vous avez un mastère en littérature anglaise de l'Université de Paris – Diderot Paris VII. Quel a été le sujet de votre mémoire ? L'avez-vous rédigé en français ou en anglais ?
J'ai écrit un mémoire de maîtrise sur « Le Plaisir dans The Bostonians de Henry James ». Mon directeur de mémoire, Paul Rozenberg, m'a conseillé de le rédiger en anglais, mais je ne m'en sentais pas capable.
J'ai obtenu la mention très bien mais Paul Rozenberg, à la fin de ma soutenance, m'a conseillé d'écrire plutôt de la fiction. Ce que j'ai fait, mais pas tout de suite, et en anglais.
LMJ : Lorsque vous avez commencé à travailler comme traductrice, ce n'était pas de la traduction littéraire (sauf votre traduction de Belle-famille, sortie sous forme de Kindle Single e-book en 2012) et cela ne devait probablement pas combler votre amour de la littérature, eu égard à votre haut niveau universitaire. Aurait-on tort de dire que vous n'avez véritablement pu exprimer votre talent littéraire qu'à partir du moment où vous avez commencé à écrire des nouvelles (parues dans Best Paris Stories, Narrative Magazine, Pharos, Orbis, Serre-Feuilles et autres médias )?
J'ai toujours écrit, pour le plaisir et l'aventure, en français et dans quelques autres langues. Enfant, des poèmes en espagnol. Ensuite plus souvent en anglais, probablement parce que je lisais beaucoup dans cette langue.
J'ai continué. Je ne pensais guère à publier ce que j'écrivais. Pour gagner ma vie, j'ai fait des traductions, parce qu'on m'en proposait. J'ai aussi (entre autres utilisations de mes compétences linguistiques) rédigé des guides touristiques, enseigné la traduction à l'université et les langues (le français aux étrangers, l'anglais à tous) dans une école d'art.
LMJ : Malgré la connaissance que vous avez acquise des différentes langues dont nous avons parlé, allant de l'occitan à l'allemand, vous semblez avoir lié votre carrière littéraire à l'anglais. Le fait d'écrire Tita (qui a été salué par la critique) en anglais et d'avoir deux autres ouvrages en chantier, également en anglais, est assez remarquable. D'autant plus que vous n'avez fait que de courts séjours en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Comment expliquez-vous ce choix de préférence au français ?
C'est une chose de pratiquer plusieurs langues plus ou moins correctement et de s'amuser à écrire dans des carnets ; c'en est une autre de publier des poèmes, des nouvelles, un roman, dans une langue qu'on a apprise à l'école, qu'on n'a jamais parlée ni dans sa famille, ni (sauf quelques semaines par-ci par-là) dans aucun des pays où elle est en vigueur. Quand j'y réfléchis, je me trouve bien téméraire.
Si j'ai passé outre à mes premières appréhensions, c'est d'abord que j'avais beaucoup lu en anglais (fiction, poésie, sciences sociales) depuis l'adolescence. Je dois mes débuts dans ce domaine à mon professeur de seconde, Ginette Castro, qui a apporté dans la classe et proposé de nous prêter une petite collection de romans pris dans sa bibliothèque personnelle (à l'époque, nous n'aurions eu aucun accès, autrement, à des livres en anglais). Le premier que j'ai choisi était Brave New World, d'Aldous Huxley. Au même moment nous étions en train d'étudier, avec elle, « The Rime of the Ancient Mariner » et Macbeth. J'ai continué avec Jane Austen, Henry Fielding, Samuel Richardson, Mary Shelley, George Eliot, Jean Rhys, Raymond Chandler, Lydia Davis…
Plus tard, j'ai écrit des romans en français, mais les résultats me dépitaient. J'ai publié quelques récits et poèmes dans des revues. À la même époque, je lisais avec délice les treize volumes de The Private Papers of James Boswell. J'ai voulu m'essayer au journal (en anglais), et je me suis inscrite au Paris Writers Workshop, où Jake Lamar m'a encouragée. Là, Rose Burke m'a donné son article (dans USA Today) sur l'atelier hebdomadaire d'Alice Notley et Douglas Oliver au British Institute, que j'ai suivi pendant plusieurs années. J'y ai beaucoup appris. Je me suis aussi habituée à lire mes productions en public (au début, surtout des poèmes), et à les entendre de l'extérieur.
LMJ : Je sais que Laurel Zuckerman et d'autres Anglo-Saxons vivant à Paris, eux-mêmes auteurs de livres ou animateurs de cercles littéraires, sont de vos amis. Diriez-vous qu'il s'agit d'une communauté débordant de vitalité ? Organisent-ils des lectures publiques dans les librairies anglaises de la capitale ?
Dès que j'ai commencé à écrire un peu sérieusement en anglais – et, assez vite, à publier dans la revue Pharos, à faire des lectures dans les librairies et les cafés – j'ai découvert un milieu très varié (Irlandais, Sud-Africains, Indiens, Philippins, Écossais, Israéliens, sans compter les Anglais et Nord-Américains), vivant et accueillant. J'y ai noué de nombreuses amitiés. Je fais ainsi partie de plusieurs petits groupes qui cultivent une joyeuse émulation et un examen critique sans détour. C'est une chance que j'apprécie.
À Paris, il y a souvent des lectures à la bibliothèque américaine (ALP) et dans les cafés (Ivy Writers, Poets Live, Paris Lit Up, SpokenWord…). Des magazines paraissent de temps en temps, et parfois s'obstinent. Des librairies chères à nos cœurs ont malheureusement disparu (Village Voice
d'Odile Hellier, Red Wheelbarrow de Penelope Fletcher). Mais il en reste quelques-unes, en particulier Shakespeare and Company, très active ces dernières années grâce à Sylvia Whitman et à son équipe. On peut y trouver mon roman, ainsi qu'a Reelbooks (Fontainebleau) et Bradley's Bookshop (Bordeaux).
Note du blog:
L'ambassade de France à Washington a favorisé l'ouverture d'une nouvelle librairie française, Albertine Books (du nom de l'héroïne d'À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust) qui a ouvert ses portes à New York en septembre. Le magasin offre 14.000 titres classiques et contemporains, en provenance de 30 pays francophones. Il sera également le lieu de débats et de discussions franco-américains et euro-américains. Il me semble que votre groupe d'amoureux de la littérature de langue anglaise devrait inciter les ambassades britannique et américaine à Paris à s'inspirer de cet exemple en installant une nouvelle librairie anglophone à Paris. Dans cet espoir, je ne peux que vous encourager dans vos projets et vous remercier d'avoir répondu à nos questions.
Lecture supplémentaire :
Marie Houzelle (blog)
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