Jean Findlay. Chasing Lost Time. The Life of C. K. Scott Moncrieff: Soldier, Spy and Translator. Chatto & Windus, London, 2014, 9780701181079
Analyse de notre contributeur, Mike Mitchell, prolifique traducteur (et auteur du livre Kyselak Was Here, sous le pseudonyme Michael Robin). Mike habite avec sa femme dans un hameau proche du village de Tighnabruaich, dans le comté d'Argyll, une région de l'ouest de l'Écosse. Traduction : Jean L.
Charles Kenneth Scott Moncrieff (1889-1930) est connu comme "le traducteur de Proust" et le prix britannique de traduction à partir du français s'appelle, à juste titre, le Prix Scott Moncrieff. Cette nouvelle biographie, Chasing Lost Time, due à son arrière petite-nièce, Jean Findlay, fait apparaître l'émergence progressive du traducteur en remontant à sa petite enfance, mais brosse aussi un chaleureux portrait de l'homme dans sa totalité: le soldat qui continue de croire à la noblesse de la guerre malgré le spectacle et la souffrance des effets d'un séjour prolongé dans les tranchées, l'homosexuel actif, à une époque où les "actes contraires aux bonnes mœurs" étaient poursuivis pénalement, le fervent converti au catholicisme, l'homme qui était au cœur de la vie littéraire du Londres des années 1920 et l'espion envoyé dans l'Italie de Mussolini.
Scott Moncrieff est né en Écosse et a conservé son "écossité" malgré des études dans une école anglaise (Winchester College); Osbert Sitwell qualifie le pamphlet qu'il a écrit sur lui, son frère et sa sœur de "braiment d'âne écossais" [1]. Il fit sienne l'éthique des institutions privées anglaises et notamment l'esprit de loyauté - vis-à-vis de ses condisciples, de son école et de son pays – et cela, joint à l'étude des auteurs classiques et de leur glorification du héros victorieux, aboutit à faire de lui un officier de réserve enthousiaste à la déclaration de guerre. Comme l'observe Jean Findlay, "la guerre était l'ultime jeu d'équipe." Le feu lui semblait même être une expérience "stimulante", mais des témoignages de ceux qui servirent sous ses ordres le décrivent comme un excellent meneur d'hommes qui se préoccupait avant tout de ceux dont il avait la charge. Revenu en Grande-Bretagne, souffrant de fièvre des tranchées, de pied des tranchées ou, plus tard, d'une grave blessure à la jambe, il n'avait de cesse de retourner au front avec ses hommes. Poète de guerre publié, il resta persuadé que c'était une guerre honorable et il stigmatisa ceux qui, par la suite, en soulignaient l'horreur et la stérilité. En janvier 1918, il rencontra Wilfred Owen et s'éprit de lui. Il eut conscience du génie d'Qwen, mais aussi de ses propres limites dans ce domaine. Il écrivit: " Je n'écris pas de bonne poésie et, heureusement, je le sais." Ce fut un excellent versificateur (et un auteur quasi-obsessionnel de limericks [2] obscènes), mais il lui manquait l'étincelle de génie. Après la guerre, il s'impliqua très fortement dans la
vie littéraire londonienne. Il connut tous les grands noms, de Noel Coward à D.H. Lawrence, publia des poèmes et des nouvelles, mais la traduction et la critique occupèrent l'essentiel de son temps.
C'est à Winchester qu'il prit conscience de l'attirance qu'il inspirait aux autres garçons et de celle qu'il éprouvait pour eux, et il écrivit des poèmes qui exprimaient de tels sentiments. Certains d'entre eux parurent dans le journal de l'école, soigneusement expurgés des objets de ce désir. En fait, il semble qu'il n'ait probablement pas pu entrer à Oxford à cause d'un avis défavorable du directeur de son école qui lui en voulait d'avoir publié dans un magazine également diffusé aux parents, une anecdote au sujet d'un directeur qui, tout en remâchant un incident homosexuel qu'il avait lui-même vécu à l'école, punissait un élève pour le même motif. À seize ans, il se lia à Robert Ross, l'ami d'Oscar Wilde qui, à Londres, était au cœur d'une coterie littéraire homosexuelle. Est-ce une heureuse coïncidence si, dans De l'importance d'être constant, Algernon s'appelle justement Moncrieff ? C'est alors que Charles commence à mener une double vie, en dissimulant son homosexualité à sa famille qui continue d'inviter des jeunes filles à marier à des bals et des fêtes donnés en son honneur. Cela joue un rôle important dans sa conversion au catholicisme. Il détestait le côté "flammes de l'enfer" de la prédication presbytérienne et sa doctrine impitoyable de la mort sanction du péché. La pratique catholique de la confession et de l'absolution le libérait du sentiment permanent de damnation que lui laissait la religion protestante.
Jean Findlay note très bien les facteurs qui ont contribué à faire de Scott Moncrieff le traducteur qu'il devint. Le premier est la facilité avec laquelle il maniait le langue anglaise et qui remonte à son enfance passée dans un foyer où l'on lisait et commentait de la bonne littérature dès le plus jeune âge, notamment avec sa mère qui était elle-même écrivaine. Son père était juge, mais écrivait aussi des histoires pour des revues féminines. Une anecdote, survenue à l'âge de cinq ans, est déjà révélatrice de l'aptitude qu'il aura plus tard d'entrer dans la peau d'un auteur. Ce jour-là, on l'avait autorisé à aller se coucher plus tard pour assister à une soirée avec les grands. Le lendemain, il avait raconté une blague en imitant parfaitement la manière dont elle avait été dite et les expressions sur les visages de l'assistance. Lorsque sa mère commenta l'événement, il déclara : " Oui, tout cela me revient à l'esprit comme du sucre." En ce temps-là, la traduction des auteurs classiques était au centre des études et, à l'examen d'entrée à Winchester, il se classa en tête de tous les candidats pour ses traductions du latin et du grec, ayant – à treize ans – traduit Ovide "en le comprenant presque comme un adulte". Dans un poème sur sa blessure, il cite Paul Claudel (caractéristiquement, en traduction libre) et conclut :
"Ah, de qui alors était cet esprit qui priait
à travers le mien ? Qui dictait fortement, nettement,
jusqu'à me faire chanter ces mots français dans ma langue anglaise ?"
Comme l'écrit Jean Findlay: "Chanter est le verbe qui convient, comme ses futures traductions allaient le montrer."
Après sa blessure et sa convalescence, il fut affecté au Ministère de la Guerre et, pendant qu'il était à Londres, il écrivit beaucoup, rédigeant de nombreuses critiques et publiant des nouvelles et des poèmes de son cru. Parmi les critiques, figure celle de la traduction du roman d'Henri Barbusse Le Feu qu'il jugea peu satisfaisante, ce qui stimula peut-être chez lui un intérêt pour la traduction. En mai 1918, il tomba sur un exemplaire de la La Chanson de Roland, qui allait
devenir sa première traduction publiée. L'œuvre lui plut, car elle présentait la guerre comme un noble idéal d'honneur et de chevalerie, ce qu'il trouva aussi dans sa traduction suivante, Beowulf. Il commença par traduire une partie de l'introduction en employant l'assonance et en discuta avec Owen, en permission à Londres, et qui expérimentait l'usage de l'assonance plutôt que de la rime dans sa poésie. La traduction parut en 1919 et fut chaleureusement saluée par la critique. Elle contenait une
introduction de G K Chesterton qui admirait la capacité de Scott Moncrieff d'entrer dans le texte et de permettre à son auteur de s'exprimer par sa voix, concluant : "L'une des aventures et des prouesses les plus remarquables et les plus valables des lettres modernes."
Scott Moncrieff a vraisemblablement appris le français surtout de manière informelle : jusqu'à trois ans, il a eu une nounou belge francophone "et il a appris rapidement, comme par jeu". Il se peut qu'il y ait eu des cours de français dans son école primaire privée et il y avait les vacances familiales en France – à l'âge de six ans, la famille séjourna à Langrune, près de Caen, alors même que Proust, comme d'habitude, passait des vacances non loin de là, à Cabourg. Pendant la guerre, il était dans les Flandres où il aura certainement été obligé de parler français. À Edimbourg, il a étudié l'anglais avec le professeur Saintsbury dont les travaux de littérature française sont bien connus. Il lui arrivait de s'excuser de l'imperfection de son français, comme dans une lettre à Proust, qu'il écrivit en anglais, et fut un jour mortifié de découvrir "une bourde absurde" qu'il avait commise en traduisant "chapeau melon" par "melon hat". Il aurait dû dire howler, mais les traducteurs savent comment ce genre de chose peut se produire quand on s'attache à d'autres aspects, notamment à la façon dont Scott Moncrieff s'employait à restituer ce qui lui semlait être le juste rythme des phrases complexes de Proust.
C'est ce qui ressort tout particulièrement dans le livre de Findlay lorsqu'elle révèle la technique dont se servait Moncrieff pour cerner ce qui lui semblait être le juste déroulement de la phrase, plutôt que de s'attacher à la concordance littérale des termes. Dans son introduction à l'édition de 1684 du Satyricon de Pétrone, Scott Moncrieff loue le traducteur, William Burnaby, qui, s'il "n'utilise pas toujours un anglais savant, use d'une excellente langue familière et fait preuve de bon sens dans son interprétation". Il écrit cela en 1923, après la sortie du premier volume de sa traduction de Proust, et c'est l'expression même de sa façon de faire. Je pense que par "familière" il veut dire "idiomatique". Du reste, en 1927, il institua un prix annuel de la traduction à Winchester College qui, symptomatiquement, s'intitulait : "Prix de la traduction idiomatique".
Au sujet de sa traduction de La Chanson de Roland, il écrit à des amis : "S'il vous plaît, lisez-la à haute voix" et il rappelle à ses lecteurs de l'église presbytérienne d'Écosse que tout le poème peut être chanté comme un psaume métrique. Lire à voix haute était aussi sa technique de traduction. Pour cela, deux de ses amies l'aidaient en lisant le français à haute voix de telle sorte qu'il saisisse le rythme de la prose à mesure qu'il la traduisait. Le rythme était également un des facteurs qui ont dicté le choix du titre et ce fut probablement ce qui le guida vers le Remembrance of things past de Shakespeare pour désigner l'ensemble de l'œuvre. Proust lui fit observer que l'on perdait ainsi l'ambiguïté voulue du temps perdu/gaspillé. Inspiré d'un vers de Baudelaire, À l'ombre des jeunes filles en fleurs est un autre titre dont il n'était pas possible de rendre l'ambiguïté voulue en français. Eût-elle été possible, l'ambiguïté de 'blossoming' et de 'starting their periods' aurait été inacceptable dans la Grande-Bretagne des années 1920. Après avoir envisagé des citations de différents auteurs allant de Marvell à Housman, Scott Moncrieff s'en tint finalement à Within a Budding Grove, titre d'un poème de William Allingham.
On ne sait pas précisément où et quand Scott Moncrieff eut connaissance de Proust mais, en 1919, au moment où sortait le deuxième tome d'À la Recherche du Temps perdu, il en proposa une traduction à Constable & Co (qui lui répondirent qu'ils ne voyaient pas l'utilité de publier une traduction de l'abbé Prévost), mais il doit lui avoir plu immédiatement à la fois pour sa présentation franche de l'homosexualité et son adhésion à la cause catholique. Le premier motif fut une source de difficultés avec Sodome et Gomorrhe, ouvrage que les éditeurs anglais hésitaient à publier alors que leurs confrères américains s'y intéressaient beaucoup. Scott Moncrieff évita le scandale que le titre n'aurait pas manqué de déclencher en Grande-Bretagne, en recourant à un autre emprunt à la Bible : The Cities of the Plain. Ses traductions de Proust firent un effet immédiat, tant sur les écrivains que sur les lecteurs, et on peut en trouver, par exemple, dans Finnegan's Wake (La Veillée de Finnegan) où James Joyce cite (en les écorchant) deux titres : 'swansway' et 'pities of the plain'; To the Lighthouse (La Promenade au Phare), roman de Virginia Woolf, publié en 1927, est jonché d'expressions tirées des traductions de Proust.
Pour Scott Moncrieff, traduire Proust est, de toute évidence, une œuvre d'amour (comme le furent plus tard ses traductions de Pirandello) et il entreprit le premier tome avant d'avoir trouvé un éditeur. Il déploya de grands efforts pour faire une place à l'écrivain français dans le public anglophone, par exemple en étant l'instigateur et l'éditeur d'un ouvrage d'hommages en anglais faisant écho à la plaquette publiée en France à la mort de Proust, en 1922. Et il y réussit, comme il le fit par la suite avec ses traductions de Stendhal. Avec sa façon de déterminer un rythme et "d'entrer dans le texte", il parlait d'une voix à laquelle l'oreille anglaise était sensible. Cela a été attesté par les éloges qu'il reçut des critiques, tel John Middleton Murray qui écrit : "aucun lecteur anglais n'en tirera davantage en lisant Du Côté de chez Swann en français qu'en lisant Swann's Way en anglais. Joseph Conrad lui écrivit même : " J'ai été plus intéressé et fasciné par votre restitution de Proust que par sa création." Il y a eu d'autres traductions depuis, mais il est peu probable qu'aucune d'entre elles, aussi fidèles soient-elles, ne la supplante dans l'affection des lecteurs.
Les traducteurs aussi doivent beaucoup à Sccott Moncrieff. Plus qu'à quiconque, c'est grâce à lui que la traduction en est venue à être considérée comme une tâche littéraire créative et non pas seulement reproductive.
Tirant un excellent parti de l'abondante matière à sa disposition – y compris une valise de cuir bouilli qu'on lui avait offerte, bourrée de lettres, d'agendas, de carnets de notes oubliés – Jean Findlay a écrit une relation chaleureuse et vivante de la vie de son arrière grand-oncle qui sera du plus grand intérêt pour les traducteurs ainsi que pour les lecteurs qui s'intéressent à Proust et à la vie littéraire du Londres des années 1920.
---------------------------
[1] Scott Moncrieff. The Strange and Striking Adventure of Four Authors in Search of a Character. 1926.
[2] Dans un petit "pavé" à la page 1504, l'excellent dictionnaire Robert & Collins Senior en donne la définition suivante : Un limerick est un poème humoristique ou burlesque en cinq vers dont les rimes se succèdent dans l'ordre aabba. Le sujet de ces épigrammes (qui commencent souvent par "There was a..") est généralement une personne décrite dans des termes crus ou sur un mode surréaliste.
Limerick est une ville de la République d'Irlande.
Commentaires